• 21 décembre 2024

La dérive de la presse

Philippe Stroot travaille dans le système onusien depuis un quart de siècle. Il jette un regard sans complaisance sur le monde des médias. Ses propos sont le fruit de ses observations et réflexions sur la façon dont est couverte l'actualité internationale dans les médias dominants.

Ce que nous savons ou croyons savoir de ce qui se passe dans le monde repose soit sur une expérience personnelle ou des contacts directs avec les protagonistes - ce qui est plutôt rare - soit sur ce qu’en disent les médias: journaux, radio et télévision. Peut-on dès lors croire tout ce qu’ils nous racontent ? Le fait est que la frontière entre l’information et le commentaire tend à s’estomper, à tel point que le lecteur ou l’auditeur n’est souvent plus en mesure de distinguer entre l’information, qui décrit des faits vérifiés et avérés avec objectivité et neutralité et la communication, qui vise à faire passer un message, une idée, une opinion ou une directive à des fins de propagande politique ou de publicité commerciale.

Comment en est-on arrivé là ? D’abord, il est bien connu que c’est celui qui paye qui décide. Pour prendre l’exemple de la France, le Conseil National de la Résistance avait adopté à la fin de la deuxième guerre mondiale un plan visant notamment à assurer « la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’Etat, des puissances de l’argent et des influences étrangères». Et de fait, jusque dans les années 1980 il existait une vraie diversité dans la presse française. La situation a bien changé depuis que les principaux médias appartiennent à ces mêmes puissances de l’argent: le Figaro à un marchand d’armes, Libération, à un banquier, Le Monde à de riches entrepreneurs et TF1 à une entreprise de construction et de téléphonie. Quant aux radios publiques, leur soumission d’ensemble à l’idéologie dominante n’est plus guère à démontrer…

Les informations fournies par les médias privés ou contrôlés par les pouvoirs en place ne sont pas nécessairement mensongères mais elles sont généralement orientées en fonction des intérêts économiques et donc politiques des patrons de presse et de leurs amis, soucieux de pérenniser le régime en place. Nul besoin pour cela de mentir grossièrement, ce qui est de plus en plus difficile dans un monde où tout finit par se savoir.

L’information étrangère la plus touchée

Il convient de relever à cet égard que mieux le public connaît la situation dont on lui parle, en particulier celle de sa région ou de son pays, plus il est difficile de lui raconter n’importe quoi. C’est beaucoup plus facile en revanche à propos de pays lointains où il n’a jamais mis les pieds, dont il ne parle pas la langue et donc il ignore l’essentiel de l’histoire, de la culture et des conditions de vie.

C’est la raison pour laquelle la désinformation concerne essentiellement des pays éloignés et peu connus L’hostilité des médias «occidentaux» à l’égard des pays qui rejettent le régime politique et économique dominant et sont à la recherche d’autres voies peut être constatée quotidiennement. Pas un jour sans que ne soit présenté sous un éclairage négatif l’un des nombreux Etats de cette liste : Chine, Russie, Iran, Cuba, Vénézuéla, Biélorussie, Corée du Nord, Ukraine, Zimbabwe et bien d’autres. Il est à remarquer que ces pays dont on ne parle pratiquement que pour en dire du mal ont des systèmes politiques très différents mais qu’ils ont en commun de ne pas se soumettre à la domination de l’occident euro-atlantique.

Plutôt que d’attaquer directement eux-mêmes les pays qu’ils n’aiment pas, les médias recourent le plus souvent pour les dénigrer à la technique qui consiste à mettre les critiques dans la bouche d’autres personnes, le plus souvent non identifiées. On cite par exemple les propos d’un « enseignant » anonyme de l’université de Caracas qui dénonce le gouvernement du Venezuela, ou d’un « expert économique » tout aussi anonyme qui fustige la politique qualifiée de « populiste » des gouvernements bolivien ou équatorien, qui ont décidé de reprendre le contrôle de leur ressources naturelles jadis aux mains d’entreprises multinationales.

L’arme de la terminologie

Une autre arme redoutable est celle de la terminologie. Il s’agit d’utiliser certains mots pour dévaloriser le gouvernement visé. Le terme « régime » est ainsi systématiquement réservé aux pays insoumis: « régime iranien, régime cubain, régime vénézuélien, ou encore régime syrien », mais les médias ne parlent jamais de « régime allemand, de régime étasunien ou de régime français » pour désigner les gouvernements au pouvoir dans ces pays. De même, on dénonce les télévisions d’Etat, en insistant sur « d’Etat » comme si c’était une preuve de discrédit en soi. A contrario une télévision privée serait donc par définition indépendante…

Mais l’arme de désinformation massive par excellence reste le mensonge par omission : on donne une partie de l’information, celle qui arrange, mais pas celle qui dérange le parti pris idéologique régnant. Par exemple, lors d’une guerre civile, on met l’accent sur les violences commises par un camp, celui qu’on n’aime pas, en omettant de parler de celles de l’autre, celui qu’on soutient. Ou alors on fait l’impasse sur des sujets qui déplaisent, comme le mouvement Occupy Wall Street, pratiquement passé sous silence dans les médias occidentaux, alors que la TV syrienne, par exemple, a pris un malin plaisir à montrer des images de manifestants pacifiques réprimés par la police étasunienne dans les rues de New York…

Des cas d’école

Certains cas de désinformation célèbres sont devenus des cas d’école : les 80 000 morts de Timisoara en 1989, le débranchement des couveuses par les soldats irakiens à Koweït en 1990, les armes de destructions massives en Irak en 2003 et plus récemment, les bombardements de manifestants par l’aviation libyenne, dont on sait maintenant qu’ils n’ont jamais existé. Il arrive certes que les médias se trompent, par ignorance, ce qui est grave parce que les journalistes sont les formateurs de l’opinion publique, mais ils sont parfois si formatés eux-mêmes - formateurs et formatés – qu’ils en arrivent à croire eux aussi aux balivernes qu’ils servent au public. Quant aux nombreux journalistes talentueux et compétents qui s’efforcent de faire leur travail d’information de manière honnête, ou qui voudraient bien le faire, ils n’ont certainement pas intérêt à déplaire à leurs patrons de presse au risque de perdre leur emploi.

Liberté de la presse ou droit à l’information ?

Mais qu’en est-il alors de la liberté de la presse, que l’on invoque surtout pour s’en prendre à certains pays accusés de ne pas la respecter ? Il s’agit clairement de la liberté des entreprises de presse de posséder des médias et de décider de leur contenu. Ce qu’il faudrait défendre bec et ongles c’est plutôt le droit du public à être informé de manière complète et équilibrée.

Le fait est que par souci d’économie les journaux, radios et télévisions disposent de moins en moins de correspondants permanents et d’envoyés spéciaux à l’étranger. Ils se contentent de reprendre les images et les dépêches d’agences, elles-mêmes de moins en moins nombreuses et qui exercent une sorte de monopole sur les informations internationales diffusées par les médias occidentaux: ce sont essentiellement l’AFP, l’Associated Press et Reuters, qui inondent le marché médiatique de textes et d’images. Mais ces agences sont également des entreprises commerciales préoccupées avant tout, comme les autres médias privés, de gagner de l’argent et de promouvoir le maintien du statu quo politico-économique. L’objectivité est le cadet de leurs soucis.

Il importe donc plus que jamais de faire preuve de sens critique à l’égard des informations qui nous sont données et de ne pas prendre pour argent comptant tout ce que raconte la presse, surtout sur des sujets ou des pays que l’on connaît mal ou pas du tout. Un ministre nicaraguayen disait ainsi dans les années 80 : « Quand je lis ce que la presse internationale écrit sur mon pays, je n’arrive plus à croire ce que j’y lis sur des pays que je ne connais pas ».

Publié dans L’Alouette, organe de la section suisse de l’UPF en juillet 2013

 

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