Pourquoi les journalistes francophones méprisent-ils leur propre langue?
Tous les étrangers qui ont fait l’effort d’apprendre le français ont été confrontée à des règles souvent compliquées, qu’il s’agisse de la grammaire, de l’orthographe ou même de la prononciation de cette langue. Ils ont donc de quoi s’étonner lorsqu’ils sont amenés à vivre dans un pays francophone de constater combien ces règles sont de moins en moins respectées, même dans les médias audiovisuels qui sont censés donner l’exemple. Ainsi, que ce soit en France, en Suisse ou en Belgique, plus personne ou presque ne pratique l’inversion du verbe en posant une question. Par exemple, les journalistes de radio ne demandent plus «Qu’en pensez-vous ?» mais «Vous en pensez quoi ?». Ils ne disent plus «Où va-t-il ?», mis «Il va où ?». Il y a quelques dizaines d’années à peine, si un écolier s’était permis de parler comme ça à l’école primaire il aurait eu de gros problèmes avec son instituteur… Désormais on dirait que ceux dont la langue est l’outil de travail se moquent bien de la qualité du français qu’ils parlent, en public comme en privé.
On ne saurait en l’occurrence imputer cette dégradation à une influence étrangère, car concernant les langues qui connaissent également l’inversion interrogative, on imagine mal un anglophone demander «You think what ?», ou un germanophone prononcer «Sie gehen wo ?». Le «franglais» n’y est donc pour rien, mais ce n’est qu’une exception, car le mimétisme à l’égard de la langue anglaise se manifeste quotidiennement dans les médias francophones. Rien qu’à la radio suisse romande, on a pu relever ces derniers mois des expressions anglaises telles «littering» (en français: abandon de déchets), «crowd funding» (financement participatif), «food-truck» (camion restaurant) et bien d’autres toutes plus ridicules les unes que les autres. La dernière en date fut «revenge shopping», pour évoquer le fait que les gens privés de magasins pendant le confinement dû à la pandémie de covid-19 allaient acheter beaucoup pour «se venger»… Il est à se demander ce que les journalistes francophones qui parsèment leurs émissions de mots anglais cherchent à démontrer? Leur servilité à l’égard de la langue et de la culture des maîtres du monde (plus pour longtemps)? Ce qui est certain, c’est que cette radio francophone de service public ne fait rien pour défendre la langue nationale mais lui manifeste au contraire un mépris croissant en la maltraitant à longueur de journées.
L’exemple cité vient de Suisse, mais la situation n’est guère meilleure en France. C’est ainsi qu’on a vu apparaître ces dernières années une nouvelle épidémie linguistique, celle de l’adjectif «dédié », calqué sur l’anglais «dedicated to» qui veut dire en français «consacré à» ou «réservé à». Jusqu’à présent, en français, un compositeur dédiait une œuvre à une personne admirée, ou un sportif dédiait sa victoire olympique à ses parents, par exemple. Désormais on entend parler dans tous les pays francophones d’espaces «dédiés», et même à l’occasion, comble d’absurdité, de places de stationnement «dédiées », au lieu de «réservées». Et comme tout le monde a tendance à répéter ce qu’il entend, ce nouvel anglicisme a pris les proportions d’une véritable épidémie, contre laquelle les masques ne sont malheureusement d’aucune utilité…
Cet abus d’anglicismes et de «franglais» dans les médias francophones n’est certes pas nouveau et il est régulièrement dénoncé par les défenseurs de la langue, mais sans grand succès. Animés par un réflexe corporatiste, les journalistes occidentaux des médias dominants n’acceptent pas le moindre reproche : comment ose-t-on critiquer ceux qui façonnent l’opinion publique, ceux qui prétendent tout savoir et qui veulent vous dire comment penser? La situation ne fait donc que s’aggraver et les journalistes francophones donnent de plus en plus l’impression de mépriser leur propre langue, en la parlant de plus en plus mal et en singeant l’anglo-étasunien. Pourquoi?
M.D.
Genève